Mercredi 9 février, Carole, réponses à ma fille (suite)
Avez-vous déjà plongé dans l’histoire de votre famille? Savez-vous qu’il existe une branche de la thérapie spécialisée dans ce domaine, la psychogénéalogie? Plonger dans l’histoire de sa famille est l’occasion de mieux la connaître, de mieux se connaître, de comprendre d’où on vient, de comprendre certaines de ses habitudes, de toucher du doigt certaines blessures, de comprendre ce que l’on porte et ce que l’on transmet. Plonger dans son histoire peut être libérateur.

Donc je suis née ici, dans notre village et j’ai grandi ici. Que dire de plus sur mon enfance ? Une enfance au grand air, des espaces illimités, sans trottoir, sans bordure, sans passage piéton. La seule limite que nous fixaient nos parents et plus globalement les adultes qui nous entouraient, Alice et moi, c’était de toujours dire à quelqu’un où nous nous trouvions. J’ai couru, grimpé aux arbres, péché. Petite, j’ai frotté mes genoux à tous les cailloux et ronces de cette vallée ! Une enfance plutôt heureuse, même si la maladie de papa nous inquiétait beaucoup. Il refusait l’aide de quiconque, à part les soins que lui prodiguait maman. Pas question d’opération. Alors, il est sans doute parti tôt, trop tôt pour nous, ses filles, mais c’était sa manière à lui de choisir.

Ensuite, à sa mort, on a choisi de laisser notre maison à deux familles qui venaient d’arriver au village. Maman préférait rejoindre les habitats collectifs développés au centre du village. Elle continuait à soigner les bêtes, mais se tournait de plus en plus vers l’école et l’éducation à la nature.

Comment as-tu rencontré Papa ? 

J’ai rencontré Malek, ton père, Iolé, justement quand on a laissé notre maison. J’étais triste, je me souviens. Je devais avoir 16 ans. J’avais perdu mon père, et j’en voulais un peu à ces deux familles de s’installer chez nous, de reprendre nos moutons et nos terres (en tant eu petite fille, j’avais encore un sens bien aigu de la propriété privée et n’était pas très mature dans mes émotions…). Donc un peu contrainte d’habiter en collectif, de devoir, partager, j’ai tout d’abord vu d’un mauvais œil l’arrivée de cette famille dans le coin. Alice, c’est pareil, elle était verte ! Quand je vois comme elle est heureuse aujourd’hui de revenir vivre dans notre ferme et de la partager avec deux familles ! Parmi les nouveaux arrivants, il y avait Mino, un pirate. Enfin, les enfants l’appelaient comme ça, moi j’étais ado, je m’en fichais un peu. Mais un jour, au café du coin, alors que je buvais un coup avec des copines, je l’ai écouté raconter ses histoires de navigation. Il était breton, mais avait vécu une bonne partie de sa vie dans le sud. Il convoyait des bateaux pour des gens très aisés. Mais il ramassait plus de victimes de la crise migratoire que de billets. Et un jour a dû prendre ses cliques et ses claques parce que ça ne plaisait pas à tout le monde, la façon dont il utilisait ces bateaux. Bien sûr, c’était avant que la loi universelle des migrants soit passée. En fait, Mino en parlerait mieux que moi…. donc il était venu se mettre au vert quelques années histoire de se faire oublier. Ça me fascinait, parce que depuis gamine j’ai toujours été scandalisée du déni blanc. Tu connais tout cela, Iolé, mais je le redis, notre peau blanche nous a longtemps donné des privilèges dont nous n’avions aucune forme de conscience, car c’était notre norme. Bref, j’étais donc fasciné par Mino et passais beaucoup de temps chez lui. Sa femme, Judith, était très attachante aussi, et avec leurs 6 enfants (je ne savais plus bien lesquels étaient à eux, adoptés, ou non), les soirées étaient souvent très animées. Un jour (je devais avoir 22, 23 ans), Mino m’a proposé de descendre en Corse avec lui, Judith et leurs enfants. Les choses se « corsait », comme il aimait le dire, et l’association de sauvetage des boat people venait de passer au pouvoir, à Propriano. Cela ne faisait pas l’unanimité, mais il fallait du renfort… J’en ai parlé à l’école, à mes parents, et tous m’ont soutenue. Je suis alors parti avec la famille, pour un voyage que je ne suis pas près d’oublier ! Arrivée en Corse en bateau, je vous passe les émotions d’une première navigation à voile, les dauphins, les raies mantas grandes comme des oiseaux immenses, le plancton dans la nuit, les quarts de nuit, l’ambiance à bord, les apéros dans la nuit étoilée, les disputes et les rires de la fratrie. L’arrivée, et puis l’action, les sauvetages, les vivants, les morts, les larmes, les amitiés créées avec toutes ces belles personnes. Et puis, Malek, ton père. Un beau jeune homme de 18 ans. L’amour. Il s’engageait corps et âme dans cette action de sauvetage en mer. Lui-même était un « boat people », il a échoué sur les côtes méditerranéennes en 2024 alors qu’il était tout bébé, dans les bras d’Awa Bangoura, sa maman. Cette grand-mère que tu n’as pas eu la chance de connaître, décédée à peine arrivée en France. Avec ton grand-père Ibrahim, ils avaient quitté la Guinée Conakry pour des raisons économiques. Ils ont vécu des choses très dures, en Lybie, au Maroc. Tant de faux départs… Pour accoster en Corse, finalement. Où ton père, élevé par son père, a grandi et m’a rencontré. Quand je lui ai dit que je souhaitais rentrer au village, un an après, parce que je souhaitais poursuivre mon apprentissage du bois, de la découpe à l’assemblage pour l’habitat, il n’a pas hésité et m’a suivie. Alors nous nous sommes installés au village, et je suis tombée enceinte de toi deux ans après. Pour le reste de tes questions, je préfère donner la plume à Malek directement. Il est encore au cercle d’animation de l’agora, je lui donnerai tout à l’heure.
  

Crédit photo George Milton


Marie Fidel
9 février, 2022
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