Jeudi 25 novembre 2066 : Marianne, naissance des accointeurs

Aujourd’hui, je suis passée à l’agora en rentrant de ma petite balade. La pluie ne m’a pas découragée, j’ai pris mes bottes, mon imperméable, et je suis sortie. J’ai dit à Aurélien que je pouvais raccompagner Zoé au retour de ma marche, si elle était encore à l’agora à ce moment-là. La nature était un peu morne, et tombante, avec la pluie. J’ai toujours trouvé que le ciel gris était encore plus gris à la campagne qu’en ville. Mais l’odeur de la pluie a tellement de puissance, en forêt… que finalement, cette petite balade n’était pas si déprimante que je l’aurais cru. Quand je suis passée à l’agora, vers 17 heures, j’ai trouvé Zoé qui était en train de courir dans les flaques, elle rigolait pas mal. Je lui ai proposé de rentrer avec moi, elle a dit au revoir à ses copines, puis est allée saluer les accointeurs, Maxime et Eliote. Elle a discuté une dizaine de minutes avec eux, avant de courir vers moi. Je les ai salués, de loin, je ne voulais pas entrer et tremper le sol de mes bottes boueuses.

Zoé était d’humeur joviale, ça m’a revigorée. On imaginait déjà le chocolat chaud scandaleux qu’on allait se faire en rentrant. Moi je mettrais 5 cuillères de chocolat. Et moi 6 ! Et moi 7 ! 

Puis elle a demandé de lui raconter comment j’apprenais des choses, quand j’étais petite, et qu’«INTERNET N’EXISTAIT PAS !».
À chaque fois qu’elle prononce cette phrase, je rigole, car ses yeux sont si ronds et ses sourcils si interloqués ! C’est comme quand j’imaginais la vie de ma grand-mère sans télé, sans téléphone, quand j’étais petite… Difficile à concevoir.

Je lui ai raconté, l’encyclopédie dans les maisons qui prenaient toute une étagère. Et qu’il fallait racheter tous les cinq ans, pour actualiser les données. Les grands atlas qu’on ouvrait sur la table du salon, et au-dessus desquels on rêvait pendant des heures, avec mon petit frère. Je lui ai raconté les dictionnaires, le papier calque, les bibliothèques et le temps passé à recopier, pour faire un exposé. Je lui ai raconté l’école. Ce mot qui, je me demande, disparaîtra peut-être un jour à force de ne plus être prononcé ! Et les profs, les instits… mon maître, Monsieur Abeillon, en CP, ma prof de Français, Madame Flipo, en 6e.

Quoi ? Zoé n’en revient pas. Il y avait des professeurs pour le français ? Je ris de l’absurdité qu’elle y voit… 1 prof de math, 1 prof de français, 1 prof d’arts plastiques, 1 prof d’histoire-géo…

Et les accointeurs, alors, ils faisaient quoi? Elle m’a demandé.

Les accointeurs n’existaient pas. Les yeux se sont de nouveau arrondis, au même rythme qu’un froncement de sourcils équivoque. 

Ah, Zoé, tant de choses ont évolué depuis que je suis née, en 1986…

Eh non, les accointeurs n’existaient pas lorsque j’étais enfant. Je n’ai pas eu la chance d’apprendre de cette manière. Cette activité est apparue petit à petit, au même rythme que le développement d’internet et du partage d’informations numériques. Au début c’était un peu l’anarchie, les profs, les maîtres et maîtresses improvisaient des méthodes de recherche numériques, et tentaient de guider les enfants dans cette grande manne infinie de la connaissance partagée, peuplée de moteurs de recherche privés aux intérêts douteux. Tout est allé si vite ! Au moment de la grande crise sanitaire, dans les années 2020, il y a eu un tournant. Les confinements ont forcé des milliards d’enfants et enseignants à rester chez eux et à s’initier à l’école à la maison, avec comme l’ordinateur comme unique vecteur d’information et de connaissance. Un apprentissage forcé des limites et du potentiel du numérique dans l’apprentissage. Je crois que ça a été une grande prise de conscience sur l’évolution du métier. Tout un tas de plateformes pédagogiques existaient déjà. Mais ce grand travail de repérage, de classement, de mise en perspective, de hiérarchisation, de critique, de partage des connaissances, et, finalement, d’apprentissage a été reconnu comme essentiel dans les métiers d’enseignement. Et de l’informel, de l’art de la débrouille, nous avons avec les grandes réformes de l’éducation, assisté à la naissance d’un métier reconnu : celui des accointeurs et accointeuses. Ces habiles et agiles personnes, capables d’entendre une envie s’allumer chez une personne en désir d’apprendre, capable de l’accompagner dans son exploration et dans les peurs qu’elle rencontre, capable de mettre en relation cette envie avec des contenus de qualité, adaptés, et de co-construire un parcours d’apprentissage cohérent en termes de rythme, de connaissances croisées, de variété et qualité de sources, pour une aboutir à une certification formelle…

Zoé ne m’écoutait plus, elle a plongé son museau dans son bol de chocolat…

Un peu frustrée, j’ai pris l’almanagora pour raconter cette naissance des accointeurs. 

Bonne soirée ! 

Marie Fidel
25 novembre, 2021
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