Dimanche 14 novembre 2066:Le mot de la griote

Bien le bonjour, Agora.
J’ai l’honneur d’ouvrir et de commencer les premières lignes de notre 45e Almanagora en ce 14 novembre 2066. Mon stylo tremble un peu d’émotion… Quel honneur pour moi, de porter ce journal collectif, garant de notre mémoire et de notre interconnaissance!

 

Je me réjouis d’avance des promesses des belles rencontres que je vais faire. Mon état d’esprit, aujourd’hui ? Un mélange de fierté, d’impatience et de questionnements, car j’espère que je vais être à la hauteur de la confiance que me porte l’Agora. J’ai sursauté, lors du dernier conseil, sous le dôme, quand on m’a tapoté le bras. Tout le monde s’était tourné vers moi. Je savais qu’il était question de l’almanagora, puis une brassée de feuilles s’est engouffrée dans le dôme, portée par la brise d’automne. J’ai quitté des yeux Alice, ma tante, qui s’exprimait à ce sujet, et comme je suis sourde, je n’ai pas suivi la suite des échanges. En fait, elle a proposé que je tienne le rôle de griote cette année. Je ne m’y attendais pas ! Mon cousin, Jules, m’a attrapé le bras et s’est tourné vers moi en articulant ces mots : « Dis, Iolé, tu veux bien être notre griote, pour 2066-2067 ? ». Oui ! les mots ont jailli de ma bouche d’un seul élan. Tout le monde a souri, à commencer par Jean, notre griot actuel. Et nous sommes passés au sujet suivant, l’organisation du potager en préparation des premiers froids. Je ne lisais plus alors sur aucune lèvre, mon regard se portait sur la lumière qui chatoyait sur les vitres du Dôme, tout en haut. Le cœur battant, je rêvais à cette année épatante qui s’annonçait. Moi, la nouvelle griote du village ! Jules écarquillait les yeux. «Vraiment? C’est toi notre griote ? Tu vas écrire toute notre histoire ? », articulaient ses lèvres. Je lui ai lancé un clin d’œil. J’allais avoir besoin de lui, et de l’agora entière pour remplir cette mission ! Je ne pensais qu’à une chose, me rendre à la librairie du village pour choisir un beau carnet. À la fin du conseil, on me remit de la monnaie locale pour acquérir un grand et beau cahier et quelques stylos. J’ai entraîné Jules avec moi et lui ai proposé de choisir le cahier. Il m’a dit qu’il n’osait pas trop entrer, d’habitude, comme il n’a pas encore appris à lire et à écrire. Le monde de l’écrit lui semble lointain. Il a longtemps regardé et touché les carnets, hésitant, et a finalement choisi un papier épais, cousu main. Je l’ai remercié. Voilà, nous avons créé la page de garde. J’ai tracé en grandes lettres dorées : “Almanagora n°45, an 2066-67 ”. Jules a souhaité les colorier. Ne serait-il pas en train de faire un pas vers l’écriture ? Nous verrons .Le voilà déjà reparti crapahuter au grand air. Il peut être fier de lui. Ça peut donner le vertige, toutes ces pages blanches… Je vais commencer par me présenter, c’est ce que font souvent les griotes et les griots. J’ai failli appeler Jean, le griot de l’an dernier, pour lui demander des conseils, mais je me souviens de ce qu’il m’a dit, en sortant du dôme : de me faire confiance et de faire à ma façon, dans un premier temps. Alors je me lance ! 

J’ai 23 ans, je m’appelle Iolé Bangoura, je suis sourde et d’origine Franco-Guinéenne. J’ai beaucoup de choses à comprendre sur ma trajectoire, et dans un premier temps, j’aime écouter l’histoire des autres plutôt que de songer à ma propre vie, sur laquelle j’ai encore peu de recul. Tenir cet almanagora va m’aider à comprendre les existences de chacun, et peut-être à m’approcher un peu du sens de ma propre existence… Voilà ce mouvement premier qui m’anime. 

C’est le moment, en tant que nouvelle griote, en ce mois de novembre 2067, d’exprimer l’intention que je porte dans cette almanagora que je porterai durant un an et dans lequel j’inviterai les citoyennes et citoyens de notre village à écrire chaque jour. Ensemble, nous allons tisser notre récit de vie collective. L’écriture, tel un fil rouge, tissera du lien et du sens entre chacun de nous, dans le temps et dans l’espace. Voilà comment je sens les choses, alors comme point de départ à notre histoire vivante, cette année, j’ai envie de citer les fondateurs et fondatrices de l’almanagora, qui, il y a 46 ans, ont eu cette idée géniale de proposer aux habitant(e)s de l’Agora d’écrire ensemble leur histoire :

« Faire société pour écrire l’histoire ensemble »,

Les Fondateurs et Fondatrices de l’Agora des Possibles, 

le 7 septembre 2021. 

C’est le sens fondamental que je donne à cet Almanagora, un espace où chacune et chacun peut s’exprimer et entendre l’autre, une écriture humaine, vivante et participative qui nous rassemble et nous permet de nous projeter ensemble. 

Alors prêts pour écrire cette histoire ensemble ? 

Je commence par remettre cet almanagora à Alice, ma tante, qui m’a confié son envie de partager sa découverte sur les arbres généalogiques. Je lui confie donc le soin d’écrire le premier jour de notre almanagora, et vous retrouve prochainement…


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