Dimanche 26 décembre 2066, Léa, Hameau de Piriac, le “bain des fous”
Aujourd'hui, l'almanagora de l'Agora des possibles accueille une nouvelle écrivaine Madeleine Morel. Nous l'accompagnons dans le bain des fous en Bretagne. Et vous, est-ce que ça vous arrive de prendre des douches froides ou de vous baigner même en hiver pour stimuler votre système immunitaire?

Mon nom est Léa, en fait mon véritable prénom est Madeleine, fille de Madeleine, petite fille de Madeleine… et ceci depuis bien avant le Grand Dérangement de toutes les mémoires. J’ai eu 70 ans au mois de juin dernier, ce qui est sans doute un âge respectable, vu que j’ai eu la grande chance - grâce à mon jeune âge de 23 ans à l'époque mais aussi grâce à un secret que je m'apprête à vous révéler-, de survivre aux grandes pandémies des années 2020.  À l'époque on écrivait solitaire dans sa tête sans communiquer avec personne. Par peur parfois, ou peut-être avec l’espoir d'être un jour publié, reconnu et plébiscité par le plus grand nombre. Il faut dire que l’éducation et toute la mécanique du monde reposaient jusqu’en 2030 sur un moteur terriblement efficace et redoutable: la compétition. Je suis tellement heureuse que mes petits enfants aient besoin de chercher dans la grande bibliothèque commune pour comprendre la signification du mot compétition ! Nous avons collectivement payé tellement cher le prix de ces égarements du passé, presque jusqu’en 2030. Deux mondes se sont succédés à ce moment-là, d’une manière très étrange en fait : celui dans lequel nous sommes actuellement plongés avait déjà pris racine de mille façons, visibles pour qui voulait.

L’ancien monde prenait l’eau de toutes parts, mille trous visibles pour qui voulait aussi.

Vous connaissez la suite.

C’est ma première reliaison totale à un almanagora : ma petite fille Zoé m’a supplié d’y participer.

Elle me dit que c’est comme un tissage des histoires de vie qui peut garantir Le Grand Équilibre du monde. Une sorte de méga maillage de toutes les consciences. Cette image m’a convaincue. Elle dit que c’est capital de le faire pour échapper au prochain Grand Effacement de toutes les mémoires programmé en 2097, dans 30 années très exactement. Elle dit aussi que les secrets de vie appartiennent à  présent à tous, que Noël est une belle occasion de les partager… et puisque nous voilà déjà le 26 décembre, me voici reliée à vous !

J’habite avec mon compagnon Julien une petite maison derrière les dunes, tout près de l'océan, depuis 2045. Je l’entends mugir de mon lit les soirs de tempêtes, il y en a en toutes saisons à présent. Cette maison est celle de ma grand-mère Madeleine venue en pionnière s’installer loin des mégalopoles au siècle dernier. C’est d’elle que nous avons hérité, outre de la maison, d’une curieuse pratique, un véritable secret de famille, une folie en quelque sorte, un trésor qu’il ne nous viendrait pas à l'idée de remettre en cause : le Bain des Fous.

Voici de quoi il retourne.

Voici pour vous mon Bain des Fous de ce Noël 2067.

C’est donc bien moi, là, qui marche à présent dans les oyats coupants de la première dune.

J’ai dissimulé mes vêtements au creux d’un buisson d’obiones et de criste-marine fanées. J’ai peu de temps, le froid découpe mon souffle en petits nuages de buée. Nue.

Je franchis à présent la deuxième dune et ses longues tiges de lavatère déjà brunis par les premières grandes tempêtes d’hiver. J’avance en furtive, concentrée sur le crissement du gros sable roux qui roule sous mes pieds gelés. Je commence à me délecter des parfums d’algues et de galets mouillés.

Je suis au vent. Déjà mes pas se font plus légers, je perçois à présent la rumeur du grand Océan, le scintillement des vagues à l’infini… je dévale la dernière dune en courant.

Et c’est là.

Une rafale humide et glacée rabat mes cheveux sur mon visage. Je frissonne de plaisir et d’effroi mêlés.

S’envoler? Presque…

S'éclabousser à la hâte, comme une boutade, et courir nue à la première écume. Inspirer ses éclats.

Saluer l’Océan , s’y jeter enfin, éperdue.

Et c’est alors que le grand miracle se produit: je me confie toute entière aux remous, aux lumières et à tous les éléments. Ciel, mer, vagues, algues me caressant le ventre, nuages, je me dilue et je suis le Monde.

Animale, vibrante et vivante dans chaque parcelle de mon entité. L’espace temps s’est entre-ouvert, j’ai vécu mille vies. Je nage , je nage encore, et je ris dans un grand éclat blanc du soleil de Noël.

Et c’est un bonheur absolu qui m’inonde à chaque fois que je ressors, ruisselante de gratitude, de l'Océan.

Le grand effacement s'éloigne, repoussé une fois encore, je sais qu’il n’y aura pas d’autre voie.

Nous serons, c’est sûr, toujours plus nombreux à nous relier ainsi. Au-delà des distances et des mots, la grande reliance est en chemin.

Voici mon secret de vie.

En chemin depuis la nuit des temps, des femmes et des hommes l’ont su, le transmettant parfois sous le sceau du secret dans les périodes les plus obscures.

C’est encore mieux de le pratiquer à plusieurs, si possible avec des enfants hurlant de terreur et de joie… En toute saison, quel que soit le temps, comme un baptême à chaque fois renouvelé. Ma propre grand-mère m’a confié qu’âgée de 60 ans c’est en dévalant la dune en plein hiver qu’elle a rencontré son dernier amoureux, adepte lui aussi.

Épargnés tous deux par les pandémies, ainsi que tous leurs proches… rien d’étonnant car toutes les médecines antiques convergent pour célébrer les bienfaits énergétiques et bénéfiques sur le système immunitaire du Bain des Fous!

Je suis heureuse de pouvoir aujourd’hui le célébrer avec vous tous.

Très belle journée de Noël.l

Léa.

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