Lundi 14 mars 2067: Marianne, joie.
Ukraine, Russie, France, Europe, Amérique, Afrique, Asie, pensez-vous que nous sommes tous dans le même bateau?Pensez-vous qu'il est possible de collaborer pour partager ce bateau?Finalement, je vous laisse découvrir la vision qu'on en a en 2067..

Chère Agora, 


En lisant le texte d’Aurélien, qui faisait visiter chaque dôme de la connaissance à Jules, j’ai souri. Et puis j’ai infusé, décanté, cette petite joie interne. Et puis j’ai compris pourquoi cela me mettait tant en joie. Parce qu’on a réussi. On a réussi, je le sens. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’on franchit une ligne d’arrivée et qu’il n’y a plus qu’à s’asseoir pour reprendre son souffle, non. Cela n’est pas ma conception de la vie, de l’aventure humaine. C’est un mouvement perpétuel. Mais je me rends compte que les paysages et les personnes que je rencontre sur mon chemin de vie (et vous savez que j’ai bien avancé en âge !) sont de plus en plus joyeux, alignés, à leur place, fleuris, colorés, épanouis, assumés, sensés. Toujours bourrés de contradictions, oui, mais drôles et sereins. Je sens que c’est cela qui m’a portée, quand j’étais jeune. Je vais vous raconter les changements que j’ai vus… Et tant pis si je tartine, m’a dit Iolé, l’Almanagora est fait pour ça… Pas de limite ! Alors merci pour votre attention, les amis, je me lâche ! 


Pour comprendre ce que je tente de décrire, il faut revenir en arrière. J’ai 19 ans, je suis en master développement économique et coopération internationale. En master bla-bla-bla. J’ai des cours de droit, de socio, d’histoire, de sciences politiques, ce qu’on appelle les « sciences humaines ». J’ai 19 ans et j’ai peur. Un de mes cours s’intitule « développement durable ». Je découvre ce mot pour la première fois en 2005. Le cours est tout neuf. Comme l’idée. Enfin j’exagère, car le terme est bien plus vieux. Mais je me souviens d’être assise, dans cette pièce sombre, le vidéo projecteur allumé, et le mot qui apparait. Et la définition. Et les trois cercles qui s’emboitent. Économie/Écologie/Social. C’est aussi à cette époque que j’entends de temps en temps dans les médias le terme « réchauffement climatique ». Je me souviens de m’être éveillée à ces termes à ce moment-là, mais j’imagine bien que cela a diffusé bien plus tôt, dans mon enfance sans doute. Je me souviens que l’écologie, à l’époque, était l’affaire du Parti politique les Verts, leur spécialité, leur crédo, leur cause. « Leur » et pas la « nôtre ». Celle de l’humanité entière. Anecdotique cette affaire. Une cause secondaire. Qui passe après les questions de pouvoir d’achat et de lutte des classes. Je me souviens des gros caddies pleins à craquer une fois par semaine, poussés à bout de bras par ma maman, mère de 4 enfants, travailleuse. Les sacs plastiques, les pots de Nutella. L’arrivée des poubelles jaunes, l’amusement ici, l’agacement là. Je me souviens des aires de pique-niques jonchées d’ordures. Des palissades de lotissement, des haies bien taillées, des solitudes bien rangées. Je me souviens des petits voisins dans le lotissement, la saga des objets roulants, trottinettes, skates, vélos, patins à roulettes. Et le soir, tout le monde chez soi, un bain et au lit. Pas d’échanges entre les parents. Pas de « communs » chez les adultes. Je me souviens de ce cours sur le développement durable. De ce mot sans corps, de ces graphiques et de ces concepts. Notre monde, nos enseignements n’étaient pas sensibles. Schématiques, rangés, pensés… Grand A, grand B, grand C. Je me souviens de ma détresse dans ces amphithéâtres, celle d’être démasquée : fragile, naïve, sensible, et peut-être un peu stupide… Trop de questions en moi, pas de réponses. Pas de prise, comment mettre des grands A, grands B, grands C dans ce flou ? Comment harmoniser ces trois grandes bulles « social, écologie, économie », sans qu’elles n’éclatent ? Comment croire au paradigme économique de la « main invisible » ? Cette immense connerie sur laquelle repose le système capitaliste. Comment ranger toutes ces idées, ces explications, ces conceptualisations dans les tiroirs d’un meuble qu’on a juste envie de faire cramer ? Le meuble « capitaliste ». Comment apprendre « la finance » quand chaque item, chaque phrase, chaque titre me donne l’impression d’être une oie qu’on gave. C’est comme si on essayait de me nourrir avec de l’acide chlorhydrique. Je me sens empoisonnée. Cela se traduit par un immense malaise. Comment apprendre quand tout est justification, emprisonnement dans ce système. Je n’en prends pas conscience tout de suite. Mais l’angoisse monte. Elle monte depuis l’adolescence. Même l’enfance… Elle est là. Mais j’ai mis du temps à comprendre qu’il était difficile d’aller bien à cette époque, dans ce monde-là, avec ces règles du jeu. Peu de gens allaient bien. Ceux qui s’en sortaient le mieux étaient les fatalistes, les croyants, mais aussi les compétiteurs. Ceux qui se sentaient stimulés par le fait de gagner contre. Contre les autres. Pour soi. Voilà en résumé dans quoi j’ai baigné dans ma jeunesse. Un malaise généralisé. Mais vécu dans un individualisme affligeant. Pourtant bien sûr, on n’était pas sans espoir, ni immobiles. Maladroitement, on est allés à chaque manifestation, on a braillé, contre les réformes assassines, contre les gens, tout là-haut, oppresseurs, fascistes, racistes, voleurs et cupides. Pour tenter de colmater des brèches, de sortir les radeaux, tandis que les pilotes nous faisaient couler. Il n’y a pas de bateaux. Il n’y en a qu’un. Il a fallu du temps pour que le monde intègre cette idée et arrête de penser contre. Nous ne pouvons vivre individuellement dans un seul bateau. Je m’arrête pour ce soir et je poursuivrai demain. Désolée de vous laisser dans cette note sombre. Je crois que les jeunes d’aujourd’hui ont de la chance de ne pas avoir connu cet océan d’angoisse…

Marie FIDEL

Crédit photo de Arnauld Van Wambeke

Marie Fidel
14 mars, 2022
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